L'Autre - Monographie 2021

Par Pierre Wat

Tsiganes
Lorsqu’il était jeune homme, Antoine Schneck a suivi, une dizaine d’années durant, l’enseignement du grand rabbin Gilles Bernheim. Ce long apprentissage, il le résume volontiers à un enseignement majeur, qui englobe tous les autres et résume à ses yeux le fondement du judaïsme : l’interdit de la maîtrise. « Tu peux manger de tous les arbres du jardin. Mais de l’arbre de la connaissance tu ne mangeras pas », dit Dieu au premier homme.
Lorsqu’il a commencé à utiliser un appareil photographique, Antoine Schneck, que guidait alors son goût pour l’apprentissage technique et l’acquisition d’un savoir-faire, fit des photos pour des magazines de décoration. La maîtrise était alors son affaire : presque son sujet. C’était son travail, l’appareil photographique en était l’outil. Il n’était pas encore photographe.
Lorsqu’il est devenu photographe ou, plus exactement, afin de le devenir, car ce fut là comme une épreuve initiatique, Antoine Schneck choisit de se confronter à un sujet que l’on ne rencontre pas dans les magazines de décoration : les Tsiganes. Savait-il alors que ce choix servirait un jour d’emblème à la quête qui l’anime, tant ces nomades que l’on appelle Roms aujourd’hui sont la dernière vraie figure de l’altérité dans notre monde occidental ? La chose n’est pas certaine car Schneck, comme il le raconte lui-même, fit tout cela avec naïveté : avec la naïveté que lui donnait sa maîtrise de la technique photographique, qui n’était qu’une fausse certitude.
L’histoire telle qu’il la raconte a des allures de conte philosophique, sans doute parce que, depuis, celui qui est désormais artiste en a médité les conséquences. Il arrive donc vers un campement. De loin, celui-ci, tel qu’il le perçoit, a tout de l’image d’Épinal : des carrioles, des chevaux, des hommes. Image pittoresque dans laquelle il reconnaît d’autres images, sans en voir la réalité singulière. Prenant son appareil, préalablement muni d’un téléobjectif, il s’apprête à faire des photographies, quand ceux qui l’aperçoivent lui jettent des pierres. Il s’approche alors du campement, voit un homme, magnifique, qui tient un fouet. C’est au 80mm qu’il tente de le photographier. Échec. L’homme brandit son fouet. Au lieu de renoncer et de fuir, il s’approche encore, voit un autre homme. Il est plus près de lui, et essaie de le saisir au 50mm. Nouvel échec, nouvelle menace. Alors Antoine Schneck fait une dernière tentative. Il s’approche d’un autre homme. Il est à 50 cm de lui, à portée de main, et il prend enfin une photographie, au grand angle, une photographie consentie par celui qui est là.
Voilà, il fallait prendre le risque de cette proximité afin de passer de l’agression à la relation. On ne saurait mieux dire ce que la maîtrise technique, employée dans une posture de surplomb, peut exprimer d’une forme hostile de domination. On ne saurait mieux témoigner de cette expérience vécue qu’est la rencontre de l’altérité : expérience qui ne peut avoir lieu qu’à condition de renoncer à la connaissance a priori, afin qu’advienne la découverte. Pour accéder à l’individualité de tous les arbres, pour jouir de leur saveur et éprouver leurs différences, il ne faut pas manger de L’arbre. Ceux qui mettent la connaissance avant l’expérience ne rencontrent que des images d’Épinal. Des images qui ne permettent ni de comprendre, ni d’éviter d’être menacé en retour par ceux que l’on regarde sans les voir.
L’enseignement, celui de Gilles Bernheim, celui des Tsiganes, n’a cessé de prendre corps par la pratique de la photographie qui, depuis cet événement originel, est devenue une pratique concrète de la relation. Pour dire cela, ce rôle central de la relation dans tout ce qu’il entreprend, Schneck convoque une autre figure, qui revient souvent dans sa conversation : celle de son père, Gilbert Schneck. Celui-ci était chirurgien maxillo-facial, une figure d’autorité donc, qui veillait toujours à contrecarrer cet effet de domination en ne portant pas de blouse, c’est-à-dire d’uniforme, afin que les autres puisse l’approcher par son identité singulière d’homme, et non par son intimidante fonction. Si l’appareil a donné à Antoine Schneck la possibilité d’entrer dans l’intimité des autres, d’avoir le droit de les regarder, d’avoir la possibilité de les dévoiler, elle lui a surtout appris, à force de vivre vraiment une telle expérience, à savoir être en relation. « J’ai fait énormément de progrès », me dit-il. Et de me donner comme preuve le fait qu’aujourd’hui, lorsqu’il fait un portrait, il fait très peu d’essais – trois, seulement, avec Pierre Soulages, récemment – là où il en faisait souvent trente, autrefois. Meilleure maîtrise technique ? Non, meilleure compréhension de l’autre, c’est-à-dire du moment, dans cette relation qu’est la séance de pause, où il est juste de faire une photographie.

Peinture
Pour parvenir à cela, pour se défaire de cette autorité faisant barrière, il a fallu qu’Antoine Schneck entreprenne un long travail de dépossession de son savoir. Du sien, mais aussi du médium qu’il avait entre ses mains : la photographie. L’autorité n’est pas affaire que de maîtrise d’une technique, il appartient aussi, parfois, à la technique elle-même, aux moyens qu’elle possède, aux effets qu’elle engendre, depuis si longtemps façonnés qu’on en oublie même leur existence, qui ne tardent pas à asservirent ceux qui l’emploient, si ces derniers n’ont pas conscience qu’ils risquent d’en devenir l’outil. Qui veut se déprendre de la maîtrise, doit commencer par comprendre ce que maîtrise veut dire. Le vrai artiste est celui qui sait déjouer l’effet induit par l’outil qu’il emploie, afin de ne pas le subir malgré lui.
Pour parvenir à ce désapprentissage, il a fallu faire preuve de ruse, non pas d’attaque frontale, mais plutôt de biais, en introduisant dans la place un autre médium, tel un allié : la peinture. Cadrage, netteté, flou, profondeur de champ, ne sont pas seulement les paramètres de la photographie, ils en conditionnent l’esthétique, d’une manière d’autant plus efficace que ce médium n’a pas son pareil pour nous faire croire qu’il ressemble au réel. Effets, ils le sont pourtant, construits par l’instrument qui les produit. Ils en constituent la trace comme ils témoignent des choix faits par celui qui, à un moment donné, choisit de déclencher sa prise de vue. Le protocole peu à peu mis en place par Schneck, qui emprunte son vocabulaire à la peinture comme histoire et comme forme, n’a été conçu sans autre but que de résister à cette prise d’autorité qu’il refuse : celle de la photographie, celle du photographe.
Pour comprendre cela, il faut s’arrêter sur quelques-uns des partis-pris qui fondent ce protocole. Le premier réside dans l’adoption du fond noir dans l’ensemble de ses œuvres, à commencer par les portraits. Un tel choix, pour prendre tout son sens, doit être pensé en relation avec la tradition qu’il vient bouleverser. Le fond noir, avant d’être un fond neutre, est le résultat d’une ablation : c’est le décor qui a été enlevé, ici, au profit de cet espace obscur faisant fonction de fond. C’est le décor et, avec lui, un indice majeur de la présence auctoriale du photographe, qui disparaît ainsi : celui de l’artiste agenceur construisant son image en y répartissant êtres et choses. On parle à ce sujet de cadrage, ou de composition, qui sont autant de traces de l’artiste intervenant afin de maîtriser la production de l’image à venir. Avec l’adoption du fond noir, c’est-à-dire, aussi, avec l’adoption d’un protocole commun à tous les portraits, un transfert d’autorité s’opère, du photographe vers le photographié. C’est lui, désormais, c’est-à-dire l’identité unique de cet être-là, qui confèrera à l’œuvre sa singularité. Un seul protocole, des êtres jamais pareils. Il faut savoir se faire discret pour que se déploie l’altérité. Le fond noir est un espace : un espace ouvert, accueillant, neutre et ductile à la fois, sans cesse refaçonné par ceux qui s’y tiennent tour à tour. Il est le lieu de la présence.
Antoine Schneck, qui connaît l’histoire de la peinture, sait probablement que l’adoption d’un fond neutre fut indissociable de l’autonomisation du portrait en tant que genre pictural. Supprimer le décor au profit d’un fond uniforme, comme cela fut fait par un artiste dont la postérité n’a pas retenu le nom, dans son Portrait de Jean II le Bon, au milieu du XIVème siècle, fut une façon de libérer le portrait de la nécessité de lui donner un contexte sacré, afin, geste humaniste s’il en est, de donner la primauté à l’homme. Certes Antoine Schneck ne photographie guère les rois, si ce n’est sous la forme de gisants, leur préférant des anonymes n’ayant d’autre pouvoir que celui d’être eux-mêmes. Il y a cependant, dans sa façon de faire apparaître des têtes dans le glorieux isolement que leur offre le fond noir, quelque chose de plus qu’une simple allusion d’ordre esthétique à la peinture du passé. Car c’est bien d’une fonction symbolique qu’il faut parler ici, celle d’un fond qui concentre l’effet de présence, de façon exclusive, sur l’humain qui se tient là. Avec le fond noir, rien ne justifie la présence d’un être si ce n’est sa singularité. Avec le fond noir, rien ne vient distraire celui qui regarde l’œuvre dans son face à face avec celui qu’il regarde, et qui le regarde aussi.
Et puis il y a cette qualité particulière que confère au fond le verre acrylique venant le recouvrir : une qualité de surface, dont le brillant donne la sensation, perturbante, que ce qui est là n’est ni plat ni bordé de limites, mais profond et sans fin. Cette manière de conférer à l’image une texture qui en transcende les dimensions témoigne, elle aussi, de l’apport critique que la peinture vient fournir à la photographie. Quelle meilleure réfutation de la platitude des images, quelle meilleure manière de mettre à mal la notion de cadrage, qu’une telle façon de procéder ?
Il est un point sur lequel l’usage de la référence picturale est particulièrement éloquent : la manière de figurer la lumière, c’est-à-dire son reflet, dans l’œil des modèles. Parce qu’il ne voulait que, dans ses portraits, on voit le reflet de l’éclairage électrique nécessaire à la prise de vue dans l’œil de ceux qui posaient, Schneck, une fois encore, s’est tourné vers la peinture. Au musée, donc, c’est-à-dire dans son musée mental, fait du souvenir d’œuvres vues, il est allé puiser cette manière de faire qui consiste, dans chaque œil, par un simple trait de couleur claire posé en haut à droite de la pupille, à donner à celui-ci vie et animation. Pourquoi préférer une convention à un vrai reflet ? Parce que la convention, en tant que telle, nous relie à un médium, là où le reflet nous ramène, telle une signature, à celui qui était là, devant le modèle, l’éclairant avant de le photographier. La peinture, par sa capacité à contrecarrer les effets propres à la photographie et à son auteur, permet à Antoine Schneck de s’absorber dans son médium, au lieu de s’y refléter comme dans un miroir.
Certes, il ne peint pas concrètement, au sens où son médium comme ses instruments n’appartiennent à cet art-là. Certes, ce jeu sur le fond comme sur les reflets est une manière, par allusion et ressemblance, de faire dialoguer deux arts afin de créer, par hybridation, une pratique féconde. Il y a pourtant quelque chose de très concret dans le faire de l’artiste. Une dimension manuelle, qui vient se nicher au cœur de ce qui pourrait sembler être le plus immatériel – le travail de l’image numérique sur ordinateur – et qui, là encore, ramène à la peinture en tant que modèle de pratique matérielle. La prise de vue n’est que la première étape d’un long processus qui va voir Schneck, avec un stylet et une palette graphique, reprendre et, plus encore, retraverser intégralement son image. Pourquoi faire cela ? Pour corriger l’image numérique dans ce sens cosmétique que permet Photoshop ? Non ! L’artiste, qui aime à rappeler que son père pratiquait une chirurgie réparatrice, et non esthétique, ne vient pas redresser les nez, combler les rides ou dégonfler les paupières. Son projet est tout autre. Il s’agit, on l’a vu, de faire disparaître les traces trop explicites du photographique au profit d’une quête de la présence. D’où ce long travail qu’il effectue sur les contours des visages, cette frontière charnelle entre l’être et le fond noir, afin de faire disparaître toute impression de détourage, au profit de la texture veloutée de la peau, qu’il donne ainsi à éprouver. Écrire ce mot – texture – permet de mettre au jour ce qu’Antoine Schneck recherche tant pour lui que pour son spectateur. Car cette peau éprouvée que je rencontre lorsque je me tiens face à l’une de ses photographies, l’est d’abord par lui, lors d’une longue rencontre préalable sans laquelle l’œuvre, à la fin, n’aurait pas cette qualité de présence sensible qui fait sa force. Certes, intervenir au stylet sur la palette graphique est une façon d’intervenir sur l’image, mais ici le geste importe autant que son résultat : cette façon, tenant en main un instrument dont la forme rappelle celle d’un crayon ou de la pointe sèche d’un graveur, de vivre tactilement l’image. Regarder le stylet à la main n’est pas regarder abstraitement, mais haptiquement : d’une telle façon que voir donne la sensation de toucher. C’est cela qu’accomplit Antoine Schneck durant les longues heures où il repasse ainsi par chaque détail de l’image faite : parce qu’il lui faut tout toucher. Parce que toucher est la condition du voir. Et puis il y a aussi, dans cette manière de faire c’est-à-dire de vivre devant l’image, une autre dimension, sans doute la plus anti-photographique, sans doute la plus picturale de toutes : le temps. Car ce sont des heures et de jours qui viennent ainsi remettre durée et sensations physiques dans des images faites l’espace d’un instant. Il faut cela – c’est la leçon que nous enseigne la peinture – pour qu’à l’image soit rendue cette épaisseur que l’on nomme présence.

Panorama
Le mot panorama a été créé à partir du grec π α ν - « tout » et ο ́ ρ α μ α « ce que l'on voit, vue, spectacle ». Forgé vers 1789 par un peintre anglais, Robert Barker, pour décrire la représentation à 360° qu’il fit de la ville d’Édimbourg, ce terme exprime le double désir de tout voir et de tout montrer. Il faudrait, afin de rendre compte du travail d’Antoine Schneck, enrichir ce mot d’une nouvelle signification qui change radicalement les choses : tout éprouver. Car éprouver, voir et montrer, sont bien les trois termes de cette expérience qu’il nomme si justement rencontre, dont ses œuvres tentent de restituer la forme la plus complète. Tout voir pour tout montrer, tout éprouver pour mieux faire ressentir : l’art d’Antoine Schneck est le lieu d’une présence paradoxale, celle d’un artiste qui oscille entre omniprésence et disparition. Omniprésence car chaque détail, chaque grain de peau ou de tissu, chaque cheveu a été traversé par lui le stylet à la main. Mais disparition, aussi, car de cette traversée, ce n’est pas son propre sillage que rapporte Schneck, mais bien l’altérité ainsi rencontrée, à laquelle il s’agit de donner sa place pleine et entière : la rendre visible, la rendre sensible.
Parvenir à disparaître en tant que photographe, c’est accéder à un autre mode de la présence, le seul qu’il lui importe de laisser paraître : cette présence ouverte, disponible à la rencontre, c’est-à-dire à chaque fois modifiée par la présence, en soi, de l’autre. Le fond noir, c’est lui. Au sens où il y a là une forme accueillante, qui semble être le fruit d’une grande maîtrise, quand elle est en réalité ce qui permet qu’une rencontre ait lieu.
On pourrait, sans doute, relire le travail d’Antoine Schneck comme une interrogation sur les conditions du voir, mais aussi, ce qui est la même chose, comme une tentative de donner à ce mot son sens le plus ample. Un jour où il se trouvait en Bretagne, peu de temps après la naissance de son fils, il voulut offrir une photo à ses hôtes, en remerciement pour leur accueil. Mais il n’y avait guère de place sur les murs de la maison, hormis des espaces horizontaux, étirés en largeur. Il fallait donc s’adapter aux contraintes du lieu, c’est-à-dire chercher un objet long, qui servirait de motif à une photographie de même format. Cette fois-là, ce fut un poisson. Plus tard, ce seront des pièces de mécanique… De l’humain, Schneck était passé à l’animal, puis aux choses, bref à son monde tel qu’il se déploie aujourd’hui, dans des territoires qu’il n’avait pas encore parcourus. Surtout, cet élargissement du champ de son regard, pour cause d’adaptation au format d’un lieu, l’amena à une interrogation d’un autre ordre, sur sa manière de regarder le monde, et de donner forme à son regard. Que Schneck s’intéresse à l’autre, sous toutes ses formes, c’est l’évidence même, mais son intérêt se porte autant sur l’altérité que sur les formes concrètes que celle-ci prend pour nous apparaître, formes qui nous obligent, afin de les regarder vraiment, avec lucidité, à nous interroger sur les modalités du voir.
Ainsi, loin de chercher à faire un inventaire des formes du visible, il choisit, quelquefois, de s’affronter à ce qui, en lui, l’obligera à s’interroger sur la manière de le regarder. Schneck n’aime pas les voitures. Ou plutôt : elles lui indiffèrent. Pourtant, lorsque l’occasion lui est donnée de photographier une Formule 1, c’est de fascination qu’il parle. Fascination pour quoi ? Pour la question que cette chose tellement étrange, tellement étrangère à l’homme, lui pose : comment la regarder ? Comment rendre dans son intégrité de monstre l’incroyable chose qui est là ? Certes, il y a les images d’Épinal, ces films où l’on voit, de loin, les machines passant à pleine vitesse, pour mieux laisser deviner les héroïques trompe-la-mort qui les conduisent. Le pittoresque ne rend pas visible, il raconte des histoires. Alors que Schneck se tient là, à 50 cm de la machine, ému comme il le fut lorsqu’enfin il s’approcha vraiment d’un Tsigane, acceptant le risque de la rencontre. Et c’est, une fois encore, ce qu’il s’agit de rendre : ce mélange insécable de l’émotion et de la vision.
Il a donc fallu, parce que cette altérité l’exigeait, inventer une technique afin d’en témoigner. Chez Schneck, insistons sur ce point, la maîtrise technique ne précède décidément jamais la rencontre : elle la sert. Ce sont donc une cinquantaine d’images qui furent fondues en une seule : des images assemblées de telle manière que l’assemblage ne se voit pas. Des images dénuées d’ombre, de lumière, d’effet de perspective et de profondeur de champ. En d’autres termes des images formant une grande image littéralement a-photographique, privant le spectateur de toutes ces conventions qu’il emploie sans même le savoir, et qui lui servent à ressentir le volume dans des images plates. Et pourtant ! Pourtant nous ressentons et nous voyons, jusqu’à l’excès, en un regard qui fouille, se faufile, voit à gauche, à droite, en haut et en bas, n’ignore rien, connaît tout car tout lui est accessible, ressent tout car tout est là, si proche, si texturé, si présent. Qu’importe que notre cerveau, sevré de ses habitudes, ne trouvent pas le volume par ses moyens habituels, car il le réinvente, autrement, en une rencontre d’une autre nature, où plus rien de ce qui faisait obstacle entre le monstre et lui ne se donne à voir ni à percevoir. L’effacement du photographe, car c’est bien de cela qu’il s’agit, cet effacement méthodique auquel Schneck procède dans le très long temps de la fabrication de ses images, se produit au bénéfice de la relation entre le regardeur et le monstre. Nous voici face à l’œuvre comme lui face à la voiture : en présence. Antoine Schneck n’utilise pas la photographie pour raconter des histoires, à commencer par la sienne. Il œuvre pour présenter.
C’est ainsi qu’il a conçu, lorsque la nécessité s’en imposait à lui, des modes de présentation transgressant non seulement les règles de la photographie mais aussi celles du regard humain. De fait, lorsqu’il le faut, c’est-à-dire lorsque les formes du sujet choisi impliquent ce que l’on pourrait appeler un élargissement du regard, afin de rendre à la chose toute sa visibilité et à l’émotion éprouvée devant elle toute sa force, Schneck s’affranchit tant du statisme de l’image fixe que de la monofocalité sur laquelle repose, d’ordinaire, sa composition perspective. Face à une forme longue, horizontale ou verticale, que celle-ci se nomme voiture, pièce de mécanique, gisant, homme debout ou armure, Schneck introduit dans son travail, par un jeu de fusion invisible de plusieurs images, non pas un, mais les différents points de vue que nous sommes amenés à adopter pour le regarder dans son entièreté : en surplomb, de face, en contre-plongée. Prenons un homme debout (Lompo Niyeba), ou un gisant (Catherine de Médicis). Ses pieds sont vus de haut, sa tête du dessous, son torse de face. Chose à peine perceptible pour nous car c’est là, si cet homme est grand, ce que nous voyons dès lors que notre regard, qui n’est jamais fixe, balaie ce corps dans sa verticalité. Chose impossible à capter en une seule image photographique. Schneck, tel un peintre cubiste, s’affranchit des lois classiques de la perspective dite "monofocale", qui construit l’image à partir d’un point de vue unique et fixe, afin de faire de la photographie le moyen d’une exploration interne et externe. Car il ne s’agit pas uniquement de tourner autour d’un volume pour en éprouver la tridimensionnalité, mais aussi d’avoir un regard pénétrant, qui explore et fouille la face et le revers de toute chose. Il y a une sorte d’érotique de la connaissance sensible, chez cet artiste, quelque chose comme l’insatiable désir de voir pour savoir. Certains de ceux qui gardent les gisants de Saint-Denis, et les côtoient quotidiennement, ne les reconnurent pas dans le travail d’Antoine Schneck, tant il les leur montrait autrement.

Voyage
Les premiers panoramas peints furent dédiés à la représentation des villes, parce qu’ils donnaient la sensation d’une immersion, et d’une déambulation possible. Puis vinrent les panoramas de voyage, parce que cette manière de faire, c’est-à-dire de concevoir une représentation à 360°, installait le temps au cœur de l’espace, sur le mode du déplacement. Antoine Schneck est un photographe-voyageur comme on parlait autrefois de peintre-voyageur. Non par goût d’un quelconque exotisme qui offrirait la version facile de l’altérité, mais bien, là encore, parce que, se déplaçant, Schneck va à la rencontre de ce qui arrive. C’est là le sens originel du mot "aventure". Et c’est, une fois encore, le contraire de ce pittoresque qu’il n’a cessé de mettre à mal depuis ce jour où, dans un premier temps, il avait contemplé un campement, ce lieu de vie, en se tenant dans une distance protectrice et surplombante. Ce n’est certes pas fortuit si, lorsqu’il parle de ses pérégrinations en Afrique ou en Chine, avec Hugues Hervé, son assistant et ami, ce ne sont pas les prises de vue qu’il raconte, mais les réveils à l’aube, au cœur des campements, puisque c’est là, désormais, qu’il s’installe : là où la vraie relation peut avoir lieu, qui fera naître la possibilité d’une image juste.
Certes, il n’est pas possible, devant de tels portraits – je veux parler de ceux qui furent faits lors de ces voyages au long court – de ne pas être saisi, dans un premier temps, par la beauté étonnante de l’inconnu. Pas seulement la beauté, facile à reconnaître comme telle, de ces visages parés comme des planètes humaines (Berlana), mais celle, plus incroyable, de ces femmes à plateau (Kassaw), dont le corps est comme remodelé par un projet esthétique dont nous ne connaissons ni le code ni le sens. « Le beau est toujours bizarre », disait Baudelaire. Que l’on ne se trompe pas, Antoine Schneck n’a pas besoin d’aller loin pour rencontrer la singularité du beau. Il suffit de s’arrêter, un instant, sur les portraits de son fils (Eliot Schneck, dix ans) pour mesurer ce qu’un regard de père parvient à révéler de celui qu’il aime tant regarder. Le voyage, comme l’amour pour un enfant, préserve de cette forme de prédation que l’on nomme aujourd’hui appropriation. L’artiste a retenu la leçon des Tsiganes : s’approcher, aller vers, faire le chemin qui mène à l’autre, c’est se défaire de la domination. Schneck va en Afrique pour cette raison-là : parce qu’il ne sait pas, parce qu’il ne connaît pas, parce qu’il ne maîtrise pas, se trouvant, dès lors, par ce déplacement aventureux et désarmant, prêt à accueillir l’inconnu.
Parfois, Antoine Schneck fait poser des gens torse nu. Je ne parle pas de ceux qui se sont présentés à lui ainsi, et qui sont en réalité habillés de tout ce qui les part – couleurs, scarifications, bijoux – pour mieux dire qui ils sont, leur statut, leur beauté, leur valeur, leur histoire (Konkona). Je veux parler de ceux que leur statut social dans notre monde orne a priori d’une aura particulière : Emmanuel Carrère, écrivain, Pierre Pachet, écrivain aussi… Ainsi privés de vêtements comme d’autres sont dénués de corps (Zao Wou-Ki, Pierre Soulages), les voici rendus à leur singularité d’hommes que vêtements et codes sociaux avaient gommés au profit d’une forme de domestication. La beauté de Pierre Pachet nu n’est pas moins bizarre que celle de la femme dont le visage est sculpté par son labret. Bizarre car désarmante, tant elle naît de la mise à mal de nos manières habituelles de voir. L’altérité ne se donne qu’à ceux qui renoncent à reconnaître.
Citons Baudelaire plus longuement :
"Le beau est toujours bizarre. Je ne veux pas dire qu’il soit volontairement, froidement bizarre, car dans ce cas il serait un monstre sorti des rails de la vie. Je dis qu’il contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, non voulue, inconsciente, et que c’est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement le Beau. C’est son immatriculation, sa caractéristique. Renversez la proposition, et tâchez de concevoir un beau banal !"
En Pierre Pachet, comme en tous ceux qu’il rencontre, Antoine Schneck ne recherche pas le type, la catégorie générique (l’écrivain), mais l’individu dans la plénitude de sa singularité. Baudelaire, encore, ailleurs : « un idéal, c’est l’individu redressé par l’individu, reconstruit et rendu par le pinceau ou le ciseau à l’éclatante vérité de son harmonie native ». Une sorte d’individu au carré, autrement dit, qui ne surgit que de cette reconstruction que l’on nomme art. Chez Antoine Schneck, le ciseau s’appelle stylet. C’est avec lui qu’il fait le vrai voyage : celui qui le mène à l’individu.
On comprend, dès lors, à quel point sa référence à la chirurgie réparatrice que pratiquait son père, chirurgie dénuée de toute tentation cosmétique, est fondamentale et juste. Car son travail sur l’image est toujours au service de singularités qu’il s’agit de ne jamais réduire au type. Prenons deux travaux récents : Noonkerupi Tingisha et Yenko. Certes, ces deux hommes ont quelque chose dans le visage, une manière de contracter la mâchoire, peut-être, qui donne à leur bouche une expression similaire, comme si l’énergie de ces deux visages, c’est-à-dire de ces deux êtres, se concentrait dans cet espace où bouche et nez se tiennent. Pourtant, à les regarder en même temps comme Schneck nous y incite en choisissant de présenter ces deux œuvres côte-à-côte, ce sont les différences qui finissent par s’imposer. Pas d’emblée, pas en un instant tant nos habitudes de regard, hélas, surtout lorsque nous sommes face à des visages qui n’appartiennent pas à notre culture visuelle, tendent trop souvent à réduire les singularités au profit de cette forme de généralisation que l’on appelle le type, la peur de l’altérité se manifestant sous l’allure d’un aveuglement. Il faut donc prendre le temps du regard, autrement dit faire comme Antoine Schneck dans ces longues heures qu’il passe à regarder et éprouver le stylet à la main. Alors, progressivement, c’est précisément la non-ressemblance entre ces deux hommes, bref ce qui fait qu’ils sont des êtres singuliers et pas seulement deux hommes africains saisis sur un fond noir, qui se donne à voir et à connaître. Il y a, bien sûr, la différence entre ces deux regards, l’un qui nous traverse, l’autre qui nous surplombe. Mais il y a surtout tous ces détails si incroyablement visibles : la tache sur l’arcade sourcilière de l’un, la dépigmentation du crâne de l’autre, cette trace pâle qui fait écho à la blancheur de ses cheveux. Savait-on, avant Antoine Schneck, à quel point une peau, un grain de peau, par la singularité de sa qualité de surface, dit l’identité d’un être à la façon d’une empreinte digitale ? Et puis il y a les parures, bien sûr, des objets auxquels nous ne prêtons d’ordinaire guère attention dans une société qui a fait du bijou « ethnique » un accessoire banalisé. Certes, celles-ci sont belles mais, à la façon, précise, scrupuleuse, dont Schneck nous les donne à voir, nous comprenons que la cosmétique n’est que la dimension esthétique d’une volonté d’être soi.

Guerre
Antoine Schneck sait-il que, lorsque la mode des panoramas battait son plain, au XIXème siècle, l’autre sujet qui avait les faveurs du public, hormis les villes et les voyages, était la guerre ? Preuve flagrante, s’il en était besoin, de la fascination de nos sociétés pour la violence, les panoramas de bataille offraient à la pulsion voyeuriste d’un spectateur se rêvant invincible, l’opportunité de se tenir au cœur du combat, de tout voir, mais de tout voir sans rien risquer. Rappelons que ces panoramas étaient en général présentés dans des rotondes construites à cet effet, où le spectateur, parvenant dans la salle par un passage souterrain, se trouvait ainsi au milieu d’un dispositif à 360°, à la fois immergé, et protégé de ce spectacle mortel ainsi transformé en pur divertissement. La réalité virtuelle, cet oxymore, commençait là.
Quel rapport avec le travail d’Antoine Schneck ? Cherche-t-il à satisfaire l’irrépressible désir du spectateur de toujours voir plus, lui qui nous donne à regarder comme jamais nous n’avions vu ? On serait tenté de répondre non par principe, tant une telle hypothèse suscite l’inconfort. Mais il est plus intéressant, et surtout plus nécessaire, au lieu de s’en tenir à une posture morale, d’aller chercher dans le travail les indices qui donnent corps à l’ intuition que Schneck, en effet, n’est pas de cette sorte d’artiste-là. Travail nécessaire pour mesurer à quel risque s’affronte sa pratique, et comprendre sur quelle lisière il se maintient, en équilibre, à chaque instant.
D’évidence, la guerre, en ce qu’elle cristallise la violence humaine, traverse l’œuvre d’Antoine Schneck. Peut-être parce que cet homme qui a appris concrètement comment une rencontre devait être vécue en acceptant le péril de la proximité, n’a eu de cesse, lors de tant de voyages dans des zones dites de conflits, de retrouver dans ce risque-là ce qui désarmerait à nouveau ses habitudes, afin de le rendre véritablement voyant. Ce qui est certain, c’est que l’on trouve chez lui des hommes en armes (Yayo Seko), des armures (François Ier), des uniformes militaires (Deux soldats, Allemand 1914, Belge, 1914), des animaux pendus en grappes (Coq et pintades) ou écorchés (Buffle), des hameçons appartenant à la Navy (Boîte à mouches), ainsi que des souverains morts (Henri II) qui, avant de finir gisants, furent souvent chefs de guerre. L’homme est un loup pour l’homme, comme il l’est pour ceux qu’il chasse – ou pêche – afin de s’en nourrir. Certes, il se part de ses plus beaux atours pour aller à la guerre, pour y paraître beau, pour avoir l’air brave, comme il crée des leurres splendides afin d’attirer ses proies. Il n’en demeure pas moins que la violence et la mort sont partout, venant nous rappeler que le portrait, parfois, tend à se confondre avec la nature morte. Memento Mori… Nulle parure ne nous protège de la vanité des choses.
L’affaire, cependant, ne saurait se résumer à une liste de sujets. Car tout repose, ici comme dans l’ensemble du travail de Schneck, sur une qualité particulière de regard. Comment qualifier, en effet, la capacité qu’à celui-ci à conjuguer, à part égale, lucidité et sensibilité, affrontement avec le monde tel qu’il est et désir d’exprimer l’expérience sensible qu’a engendré sa rencontre, aussi violente fut-elle ? C’est là la difficulté à laquelle il s’affronte. Je veux dire par là qu’il affronte celle-ci à chaque fois, et non uniquement lorsqu’il se tient face à un homme qui arbore fièrement une kalachnikov. Toute vraie confrontation avec l’altérité – c’est là sans doute la leçon principale du travail d’Antoine Schneck – est une expérience violente. On l’a vu, il s’agit, face à celui qui vient, de mettre bas les armes au lieu de se protéger. Sans cela, point d’accueil, sans cela, point de rencontre. Nietzsche, dans le Crépuscule des idoles, donne une définition de l’hospitalité qui fait écho, de façon troublante, au travail de l’artiste : « S’accommoder des hommes comme ils viennent, tenir table ouverte dans son cœur, voilà qui est libéral, mais qui n’est que libéral. On distingue les cœurs qui sont capables d’une hospitalité supérieure au grand nombre de leurs fenêtres dont les rideaux sont tirés et les volets clos. Ils gardent vides leurs meilleures chambres. Pourquoi donc ? Parce qu’ils attendent des hôtes dont il ne suffit pas de « s’accommoder » ». Voilà, il y a donc un lien entre hospitalité supérieure et chambre vide au volets clos. Difficile de ne pas penser qu’avec de tels mots, le fond noir selon Schneck prend tout son sens. C’est donc un espace vidé, qui devient grâce à cela le lieu d’une attente, et la promesse d’une hospitalité supérieure. C’est l’espace même de son travail : espace évidé pour permettre la vraie rencontre, cet événement absolu qu’est l’épreuve sans condition de l’altérité.
Et la guerre, dans tout ça ? Aucune fascination, mais une confrontation délibérée avec des hôtes dont il ne suffit pas de s’accommoder. Nous sommes loin, très loin de l’idéologie panoramique, qui servit si bien, hélas, la spectacularisation généralisée comme alibi du voyeurisme. Puisqu’on pouvait tout voir, impunément, pourquoi s’en priver ? Schneck retourne, littéralement, tel un gant que l’on retrousse en l’enlevant, cette manière de faire. Non pas pour satisfaire un quelconque désir de nouveauté, mais bien afin de mettre à l’épreuve sa capacité à laisser cet espace vacant, quel que soit l’hôte qui y pénétrera.
Cette manière de regarder tout être et toute chose avec la même infinie attention demande du courage. Elle se nomme lucidité et oblige à regarder sans ciller. Mais il y a aussi autre chose, chez Schneck, qui permet à cette lucidité de ne jamais tomber dans l’indifférence, ou la froideur. Je veux parler de sa façon, grâce à cette attention littéralement hyperesthésique, d’aller débusquer le sensible là où on ne l’imaginerait pas. Regardez, avec et grâce à Schneck, les visages des gisants. Ils sont faits de marbre, matière froide s’il en est, et ils représentent des morts dans leur dernier séjour. Et pourtant : regardez Claude de France… C’est tout le travail de l’artiste, sa façon de se tenir de si près, puis d’isoler la face sur un fond noir, qui nous fait éprouver soudain une texture émouvante que rien, dans l’idée que nous faisons a priori d’un gisant, ne pouvait nous laisser espérer. Parce que ce visage de pierre a été usé, parce que, surtout, tant d’êtres humains, à coups de graffitis, ont éprouvé le besoin de laisser la trace de leur présence sur cette face, ce marbre griffé – on a envie d’écrire scarifié – devient littéralement palpable, telle une peau racontant son histoire : ce que le temps lui a fait.
Oui, la violence est présente dans ce travail. Mais Schneck ne cherche ni à en faire un spectacle, ni même des images. Il s’agit d’autre chose, de bien plus nécessaire, qui consiste à montrer ce que celle-ci fait à notre humanité. Tous ses visages que nous trouvons beaux, c’est-à-dire en fait émouvants, précisément parce que Schneck s’emploie à ne rien cacher de leur singularité, sont comme des livres d’histoire inscrits dans la peau. C’est vrai de cet Indien magnifique, D-S. Raman, dont le visage crevassé nous dit : « J’ai vécu ». C’est vrai de Nii Ayttes dont Antoine Schneck dit qu’il est son meilleur portrait à ce jour sans doute parce qu’il s’agit, véritablement, de la présentation sans phrases d’un homme tel quel. C’est vrai, évidemment, du portrait de Marceline Loridan-Ivens, cinéaste et écrivaine, ancienne déportée à Auschwitz, à Bergen-Belsen et à Theresienstadt, dont le visage, saisi avec ce collodion humide qui rend si nette toute forme, toute faille, tout contraste, rend visible ce sur quoi les mots échouent. Rien n’est moins violent que la manière dont Antoine Schneck nous regarde. Celui-là ne veut pas être le maître.

Mains
Les mains s’invitent parfois dans les œuvres d’Antoine Schneck, dans des portraits ou sous forme de grappes étranges, qui rappellent les volailles accrochées ensemble. Mais les volailles sont mortes, tandis que ces mains sont vives, telles des fleurs en bouquet. Leur présence est forte, d’autant plus qu’elle a tout de l’irruption, puisque, d’ordinaire, elles sont absentes du travail de l’artiste, y compris de ses portraits. C’est cette absence dont nous prenons conscience lorsque soudain des mains surgissent, qui nous paraissent alors presque incongrues. La méthode est bonne, qui rend à ces membres humains toute leur étrangeté perdue. Dès lors, puisqu’elles sont là, et puisque souvent elles ne sont pas là, nous, qui regardons le travail d’Antoine Schneck, nous devenons particulièrement sensibles à leur rôle, c’est-à-dire à leur capacité expressive. Qu’est-ce qui différencie les portraits des femmes Miao (Liang Nai You) des autres portraits ? Que viennent nous raconter ses mains qui, surgies du fond noir, semblent porter la tête de leur propriétaire, tel un socle, tout en renforçant la force de l’expression faciale par son prolongement gestuel. L’une pose sa tête dans sa main, prenant une allure méditative que confirme son regard. L’autre prend sa tête dans ses mains (Chen Nai Ben), donnant soudain à son visage l’allure d’un masque dont elle semble prendre un plaisir malicieux à jouer. Les gestes révèlent, les gestes expriment, sont tendus vers nous. Ils disent qu’un portrait est une image adressée, qui regarde, littéralement, son spectateur, et dirige vers lui sa singularité comme en une amorce de discussion. En contemplant ces quelques portraits, on se dit qu’il est bon qu’Antoine Schneck nous ait longtemps privé de la présence de ces mains, pour nous la faire éprouver à nouveau. Quelqu’un, que je regarde et qui me rend mon regard, converse avec moi. Que demander de plus ?
Ce jeu de présence et d’absence pourrait, à sa manière, servir d’emblème à la pratique de l’artiste. Car ce dernier est, à bien des égards, un homme qui conçoit sa pratique comme une façon de mettre les mains dans le cambouis. Voyager, affronter, rencontrer, photographier, retravailler au stylet et à la palette graphique, recouvrir d’un verre, sont autant de pratiques qui engagent le corps autant que le regard, de gestes concrets qu’il lui faut absolument vivre afin de faire de toute cela une expérience sensible. Quelque chose demeure, dans l’adulte qu’il est devenu, de l’enfant bricoleur recevant avec bonheur un établi en guise de cadeau. Quelque chose qui lui a fait pratiquer son art dans le refus constant du dualisme – cette séparation tragique, si occidentale, du corps et de l’esprit – c’est-à-dire en parvenant à articuler à part égale le goût du faire et la recherche d’un art qui n’en laisse jamais deviner la trace.
Si la pratique d’Antoine Schneck demande beaucoup de gestes, de procédures, d’actes et de temps, ses œuvres – et c’est particulièrement vrai de ses portraits – semblent pourtant non faites de main d’homme. Il existe un terme pour dire cela : acheiropoïète. Il désigne, en particulier dans le monde byzantin, ces images que l’on croirait tombées du ciel, les Saintes Faces, ces représentations du Christ qui se sont imprimées dans des linges sans la moindre intervention humaine. Certes, Schneck ne peint pas des icônes, mais il est difficile de ne pas penser au voile de Véronique devant son dispositif où des visages apparaissent sur un fond noir. Non qu’il voit dans les faces auxquelles il se confronte des manifestations du divin, mais plus sûrement parce que, à l’instar des théologiens byzantins, il pense que l’effacement de la trace du créateur permet à la créature d’apparaître dans toute sa vérité.

Bibliothèque
La première chose que je fais, lorsque je rentre pour la première fois chez quelqu’un, c’est de regarder sa bibliothèque. Je le fais sans même y penser. Je le fais, surtout, sans même avoir clairement conscience du fait que mon regard touche là au cœur de l’intimité. Me voici donc déambulant, absorbé dans la présence de ces objets que j’aime tant, les livres, oubliant leur propriétaire tout en m’enfouissant dans ce qui me raconte sa vie. Etrange chose que l’accès à l’intime.
Antoine Schneck, lorsque nous parlons de son travail, me dit très vite qu’une des raisons qui l’ont amené à devenir photographe réside justement dans la capacité qu’une telle activité lui offrait d’avoir accès à l’intime : entrer chez l’autre, y nouer une relation personnelle, qui mène à un dévoilement. Il y a une érotique de la prise de vue. Il y en a une, aussi, dans la contemplation d’une bibliothèque par laquelle, soudain, tant de choses intimes nous sont dévoilées sur l’être qui l’a constituée. A ce sujet, Schneck, à qui je confie ma propre pratique, me dit que pour sa part, au lieu de regarder un ou de rayonnages, il est capable de s’absorber dans la contemplation de toute une bibliothèque, dès son entrée dans un appartement, dans un oubli complet des convenances usuelles.
Je m’aperçois, l’écoutant, que le regard que l’on porte sur des livres lorsque ceux-ci sont posés sur des étagères, n’est pas sans rapport avec celui qu’Antoine Schneck porte sur les choses du monde de manière générale. Ici, mon regard s’adapte à la forme regardée. Pour voir réellement une bibliothèque, il faut regarder en haut, en bas, et devant soi. Surtout, si l’on veut lire les noms et les titres, alors il faut pencher la tête à gauche, ou à droite… L’objet engendre le regard. C’est là, sur un mode concret, toute la leçon du travail de Schneck : l’altérité engendre le mode de regard nécessaire à sa manifestation. Jamais l’inverse.

Portraits
Chez Antoine Schneck, tout est portrait. Les photographies des oliviers et des animaux autant que celles des humains. On a presque des scrupules à préciser cela tant ce constat a la force de l’évidence. L’art n’est pas une question de motif, mais de manière de voir, c’est-à-dire, en réalité, de statut accordé parce celui qui regarde à la chose (où l’être) qu’il regarde. On peut faire une nature morte avec un visage, une image d’Epinal avec tout ce que l’on contemple de loin, si on confond regarder et reconnaître. Alors portraits, oui, les photographies des oliviers le sont car ces œuvres incroyables, pour lesquelles Antoine Schneck a multiplié et assemblé les images, avant de retravailler chaque arbre feuille à feuille, ne sont rien d’autre que la recherche de ce qui fait qu’il y a – ou non – portrait : l’individualité. « Le monde est vaste ; il n'y a pas deux jours qui soient semblables, ni même deux heures ; et il n'y a jamais eu deux feuilles d'un arbre semblables depuis la création du monde ; et les pures et authentiques productions d'art, comme celles de la nature, sont toutes distinctes l'une de l'autre. » C’est du John Constable, cela pourrait être du Antoine Schneck.
Quant aux animaux… La chose est si flagrante qu’on aurait envie de dire seulement : « Regardez, ce sont des portraits ! » Mais sur cette évidence il faut mettre quelques mots car le meilleur de l’art de Schneck se concentre là. La peinture est présente, comme mémoire venant enrichir la photographie d’une humanité émouvante. Comment, face à Quijote, ne pas penser à cet autre portrait, dû à Théodore Géricault, cette Tête de cheval blanc (1815) au regard clair, sur fond sombre, d’une même sensibilité, c’est-à-dire dans laquelle l’humanité du peintre rend compte, sans l’aliéner, de l’animalité du cheval. Pas plus que Géricault, Schneck ne réduit l’animal à sa race, ni à une quelconque catégorie générique. Regardez ses chiens ! Ils sont singuliers, comme l’est chaque partie du vivant. Tout est portrait parce que toute chose regardée avec une telle attention sensible finit par dévoiler son unicité.

Ici et maintenant.
Ces jours-ci, Antoine Schneck a fait une photographie qu’il souhaite m’envoyer de toute urgence, alors que je suis en train d’écrire ce texte. Elle ouvrira le livre, me dit-il, et sera précédée de ce beau titre, Ici et maintenant. La photo, me dit-il, est le résultat le plus abouti de sa recherche d’un art où la technique se met au service de la sensibilité.
Sur la photographie, je vois quelque chose que, d’abord, je ne reconnais pas, ce qui, je le sais maintenant, place cette rencontre sous les meilleurs auspices. Je pense à ces pièces de mécanique qu’il m’a appris à voir. Je pense aussi, parce que dans le regard quelque chose de la mémoire entre toujours en jeu, à cette sculpture d’Alberto Giacometti, Femme égorgée, parce que j’ai l’impression de voir là l’intérieur d’une chose dont mon regard n’a fait jusqu’à présent qu’effleurer que le dehors. Antoine Schneck me dit qu’il s’agit d’un saxophone, et qu’il appartient à l’un de ses plus proches amis.
Parce que cet homme compte pour lui, Schneck a choisi de faire une photographie non pas de ce dernier mais de l’objet le plus chargé de sens et d’affect que ces deux êtres aient en partage : un saxophone. L’un en joue, l’autre y voit comme un attribut de son ami, c’est-à-dire un emblème de leur amitié. 
Comment exprimer l’amitié ? Comment donner corps à une relation par la représentation d’un objet qui les lie dans le présent de leur affection, ici et maintenant ? Certes il s’agit là d’un instrument de musique, mais nous n’entendons rien. En revanche Schneck met dans cette œuvre toute sa science du toucher : sa capacité, parce qu’il se tient si près de cet objet, à nous en faire éprouver tactilement la proximité. Ce soin, cette attention infinie qu’il accorde à une chose nous dit aussi, pudiquement, sans rien raconter, juste en présentant, l’attention non moins grande qu’il accorde à celui qui en joue. Et puis il y a cette manière de regarder qui, ici c’est comme ailleurs, déconcerte toutes nos habitudes, nous amenant jusqu’au bord du connu. C’est cela, l’amitié, c’est cela, le travail d’Antoine Schneck : regarder l’autre tel qui l’est, le regarder vraiment, sans jamais chercher, par quelque moyen que ce soit, à réduire son altérité.