Antoine Schneck

Par Yael Pachet

 Rien n’est plus difficile à saisir qu’un visage. C’est ce que l’on regarde chez l’autre, principalement, ce qui nous permet de communiquer les uns avec les autres, de se rencontrer, de s’aimer ou de se détester. Et pourtant. Rien ne nous échappe comme le visage de l’autre. Levinas en a fait une obsession philosophique, le visage est précisément ce qui nous révèle l’altérité, plus que le corps, les attitudes, les gestes : Le visage est plus qu’un miroir de l’âme, il en est la porte close, l’accès interdit, il est une invitation à mieux se perdre dans les faux semblants. Il est ce qui, de l’âme, est insaisissable.

Parfois, le visage ment, il joue la comédie, il se décompose et se recompose, au gré de notre angoisse. Nous nous regardons dans le miroir, et c’est à ce moment-là, lorsque nous nous regardons dans le miroir, que le travail d’Antoine Schneck commence. En effet, c’est précisément au moment où la comédie humaine démarre, où le film du narcissisme, la fiction personnelle se mettent en place, que le travail du photographe Antoine Schneck trouve sa raison d’être, sa justification humaine. Alors que le regard sur soi déforme les traits du visage, le regard photographique d’Antoine Schneck fait précisément le contraire, il va traquer une vérité du visage qui serait perdue s’il ne l’avait pas saisie et qui serait la vérité du visage si la psychologie n’était pas venue empoisonner l’apparence humaine : Les photos d’Antoine Schneck nous révèlent à quel point le visage aspire à être vu sans contexte, sans pose, sans contenance, à quel point il désire nous rendre visible son secret. Révéler toutes les ressources du visible, voir avec une précision et une lumière la plus naturelle possible, sans ombre, ce que seul la photographie rend possible, c’est le désir fondamental du photographe Antoine Schneck. On ne pourra jamais lui interdire le plaisir presque naïf qu’il prend à regarder, en dehors de toute « querelle des images » : l’image a une ressource en elle dont il est impossible de mesurer toute la symbolique, il faut la fabriquer et oser se perdre en elle. Les grands formats d’Antoine Schneck sont une invitation à laisser l’image prendre le pas sur votre imagination personnelle. Ils vous mettent résolument « en face » de visages dont vous allez progressivement vous apercevoir qu’ils ne se laissent pas déconstruire par la fouille visuelle à laquelle ils se prêtent, mais que, au contraire, ils s’imposent comme une forme spirituelle déjouant toute interprétation.

  Le réalisme des photographies d’Antoine Schneck est, bien entendu, le résultat d’une formidable construction artistique : la réalité est une fiction qui ne se révèle qu’à celui qui a cherché les moyens d’inventer des moyens inédits pour l’appréhender. Antoine Schneck aime se référer au tableau de Holbein, Le Christ mort. Face à ce tableau, que l’on peut voir au musée de Bâle, et qui représente le cadavre du Christ, le spectateur s’aperçoit que tout ce qu’il regarde se présente à lui de face, comme si par l’effet d’un montage tous les points de vue étaient rassemblés en un seul, comme s’il était, à lui seul, plusieurs spectateurs regardant ensemble les différents points du corps allongé du Christ. Il peut regarder ce corps déformé par la souffrance, toucher quasiment la réalité de ce corps au delà de ce qu’un regard naturel sur un cadavre aurait proposé. Seule la virtuosité de cette peinture de Holbein pouvait offrir cette vision extraordinaire de Christ dans un effet irrésistible de réalisme. Le réalisme, dans l’art, fait  souvent violence à l’esprit.

 

Reprenant par le biais du montage photographique l’idée d’Holbein d’autoriser sans casser l’effet d’hyper réalisme une multiplicité de points de vue sur un même corps, Antoine Schneck propose, et en cela son travail rejoint bien sûr celui d’Andreas Gursky, le même type d’expérience visuelle face à l’entrepôt de l’usine Manutan, mais aussi face à une Ferrari, face aux chaussons d’une danseuse étoile ou face à une sculpture contemporaine : chaque détail se donne à voir, en face, sans que rien ne paraisse déformé, sans que l’on devine même le travail du photographe. C’est une visibilité totale de l’objet ou du lieu qui est proposée, au prix d’une invisibilité totale du photographe. Antoine Schneck ne veut qu’une seule chose, disparaître totalement de la photographie qu’il prend. Lorsqu’Antoine Schneck photographie un des modèles de l’usine Ferrari, le patron de Ferrari en a bien sûr les bras qui tombent : ce qu’il voit, il l’a déjà regardé, en plusieurs fois, détail après détail, mais il n’avait jamais vu tout cela dans une globalité qui n’interdit à aucun détail d’imposer sa propre grâce. C’est comme si ce qu’il avait créé, cette voiture, venait au devant de ses yeux lui prouver que chaque détail mérite la lumière et que regarder cette voiture est possible au delà des limites naturelles de l’œil. 

 Seuls le travail infiniment patient de la lumière, l’attente aussi (les photographes savent attendre), la réflexion, vont permettre au photographe de représenter la réalité. Pour révéler la beauté naturelle d’un visage, celui de Kumari, de Xie Nai Shui ou de Oukana Ouoba, il faut une lumière divine à force d’être naturelle, sans ombre aucune, il faut un contexte de déterritorialisation totale et puis, au moment où la pensée se tient entre deux idées, entre deux lieux de l’âme, il faut prendre une photo et la retrouver parmi toutes celles qui ont été prises. Le photographe y verra la trace de l’absence du monde autour du visage photographié et nous y trouveront la preuve de la solitude et de la singularité absolue de chaque être. L’autre vous apparaîtra, comme vous ne le voyez jamais, avec une précision visuelle qui vous révèlera non seulement le visage regardé mais l’infinie capacité de voir qui est la votre et que vous ignoriez posséder. Il apparaîtra sans affectations, se laissera voir en dehors de tout exhibitionnisme, vous laissera vivre un rapprochement avec le visible qui déplacera vos repères habituels.

 À quoi sert la technologie numérique en photographie ? À Antoine Schneck, elle autorise l’impossible : mieux voir, voir encore plus, et contrôler jusqu’au bout tout le mécanisme de l’oeil. Mais surtout, elle lui permet de rentrer littéralement dans la photographie non seulement pour y déceler quelques défauts éventuels, mais, si l’on accepte une équivalence entre voir et savoir, lui faire cracher toute sa vérité. 

 L’œuvre plastique est depuis toujours fascinée par l’invisible, par ce qui se cache sous la surface des choses, dans l’ombre. Peut-être que, parallèlement aux efforts de l’art pour dégager l’esprit du visible, la cosa mentale se doit de trouver un moyen toujours plus efficace de se dissimuler et de rendre ainsi la tâche de l’artiste plus difficile. Antoine Schneck ne se dit pas qu’il veut traquer l’invisible ou l’esprit, il veut le visible, il veut mieux voir ce qui se montre, il veut aller au plus loin du visible, mais prenez garde, à force de regarder ses portraits, nous finirons peut-être par nous retrouver nez à nez avec Dieu. Si l’homme est à l’image de Dieu, ou bien si Dieu n’est que l’image à laquelle nous avons besoin de penser pour penser toutes les autres images, il n’en reste pas moins que tous les visages humains sont une infinie réminiscence d’un visage insaisissable qui nous ressemble et que nous ne connaissons pas. En regardant les portraits d’Antoine Schneck, nous nous rapprochons du visage à partir duquel tous les visages se sont inventés, la matrice du visage, ce visage qui est contenu dans tous les visages et qui contient tous les visages.

 
Antoine Schneck est très occupé à disparaître et à faire disparaître le sujet qu’il photographie: son studio est la mise en scène d’une dissimulation de l’un à l’autre, chacun se cache, l’un sous une toile noire, l’autre dans une tente posée au milieu de la pièce. On ne se voit plus, pendant une séance de photographies dans le studio d’Antoine Schneck et l’on oublierait presque que l’on a une apparence, pendant un court instant, on pense à autre chose, et c’est à ce moment-là qu’Antoine Schneck vous prend en photo : lorsque vous disparaissez. Dire ensuite l’expérience du spectateur de la photographie prise par Antoine Schneck, c’est raconter comment, nous révélant tout ce que l’on peut voir d’un visage et ce qui peut être vu de ce même visage, Schneck nous place en face de nous même. Ce que l’historien d’art Michael Fried parlant de la peinture de Manet appelle le facingness, c’est à dire le « faire face ». La peinture se détourne de la perspective, de l’enfoncement dans l’espace et dans l’invisible pour se consacrer entièrement à la surface, à l’endroit du visible où le regardant et le regardé se touchent, se mélangent et se perdent l’un dans l’autre. On peut même aller un peu plus loin et remarquer que dans le travail d’Antoine Schneck (mais c’est le cas aussi pour le Christ mort d’Holbein), c’est l’espace où se tient le spectateur face à la photographie qui est approfondi, travaillé, rendu sensible.

 
Il est donc permis de voir mieux et nous ne sommes pas au bout de ce qu’il est possible de voir et de ce qui attend d’être vu. Antoine Schneck se cache sous sa cape, il se colle à son Hassenblad, il marmonne, il règle ses machines, sa lumière, il est un technicien à qui l’école Louis Lumière a transmis l’humilité et la vraie fierté du métier de photographe, il sait que Dieu le regarde et ne tolèrera pas de prétention de sa part . Laissons l’artiste se cacher et se taire. Regardons.